Par Lorraine de Foucher (Perpignan, envoyée spéciale) Publié aujourd’hui à 06h00, modifié à 10h20 Dans la préfecture des Pyrénées-Orientales, un dispositif social innovant a été lancé pour lutter contre l’exploitation sexuelle des jeunes filles. En un an, ses membres accompagnent déjà une quarantaine d’adolescentes, dont la moitié a entre 12 ans et 15 ans. Le téléphone sonne à peine que Mathilde Rodriguez a déjà décroché. Au bout du fil, le souffle de Léna (tous les prénoms ont été modifiés) s’accélère de colère. De sa voix rauque, elle déballe Paris, le Airbnb où elle vit, la prostitution qu’elle pratique à la chaîne sous la coupe d’une femme : « La meuf me prend tout mon fric. Je fais à mort des clients, j’en peux plus. » Dans le local, la lumière crépusculaire rend l’échange dramatique. « T’as beaucoup de clients en ce moment ? », demande calmement Mathilde Rodriguez. « Oui, c’est trop, j’en peux plus. » « Si tu veux revenir à Perpignan, Léna, tu sais tu peux, on est inquiets pour toi », poursuit la travailleuse sociale. « OK, OK, il faut que je gagne de quoi payer le billet et j’arrive », répond la jeune femme. « Mais Mathilde, je ne peux pas rester au téléphone là, il faut que je le cache, on se parle par messages ? » « Vraiment on se fait du souci pour toi, tiens-nous au courant », termine l’éducatrice, dans le vide. Mathilde Rodriguez aimerait bien pouvoir payer à Léna un billet de train pour les Pyrénées-Orientales, l’aider à trouver un logement d’urgence et à envisager autre chose que ces prestations sexuelles forcées. « On n’a pas de budget pour ça, Léna va devoir faire plus de passes si elle veut s’échapper », regrette-t-elle. Ces deux minutes de conversation, au cœur de la violence de la prostitution des adolescentes, restent suspendues dans la pièce. Autour de la table, Mathilde Rodriguez, Renaud Tarrius, l’infirmier, et Carla Daguenet, la psychologue, touillent leur café de fin de journée, dépités. Les trois membres du dispositif Intermède, lancé à l’hiver 2022-2023 par l’association de protection des mineurs L’Enfance catalane, n’ont pas le temps de s’en attrister : bientôt, il va falloir tourner une bonne partie de la soirée dans les rues de Perpignan, dont le tiers des habitants vit sous le seuil de pauvreté. Ils sont les derniers veilleurs de nuit des filles perdues de cette ville.
Difficiles à repérer
Intermède – « ce qui interrompt momentanément une activité », selon le dictionnaire – est un protocole unique et innovant en France qui vise à prévenir et à lutter contre une criminalité endémique, celle de l’exploitation sexuelle des adolescentes. En un an d’existence, l’équipe accompagne déjà quarante filles et deux garçons, dont la moitié ont entre 12 et 15 ans. Mathilde Rodriguez fait défiler les prénoms de son tableur : Emma, Sasha,
Romy, Léa, Léna, Iris… Dix-neuf d’entre eux sont ou ont été en fugue, un quart vivent encore dans leur famille, presque toutes des familles monoparentales. Dans leur immense majorité, ils sont déscolarisés, sous mesure éducative et ont été victimes de violences sexuelles dans l’enfance, commises dans le cadre familial ou par une connaissance. « On ne s’attendait pas à avoir autant de succès et à un tel niveau de détresse », éclaire Renaud Tarrius, un soignant pourtant rompu aux services de réanimation en pleine crise liée au Covid-19, et à l’accompagnement de grands toxicomanes.
Lui n’a jamais oublié Iris, 12 ans, la plus jeune de toutes, placée en foyer de l’aide sociale à l’enfance, recrutée par une pensionnaire plus âgée et emmenée dans un appartement de Perpignan. A l’intérieur, des proxénètes lui avaient acheté des vêtements sexy et de l’alcool pour la vendre à des clients. Elle a réussi à s’échapper. Ces faits font l’objet d’une information judiciaire au cours de laquelle les majeurs auteurs ont été placés en détention provisoire, précise le parquet de la ville. Pour accompagner Iris, les policiers ont sollicité Intermède, Renaud Tarrius et Mathilde Rodriguez, qui l’ont emmenée manger un dessert dans un fast-food. Les rondeurs juvéniles de son visage tranchaient avec la pornographie de son vocabulaire. « C’était l’une de mes premières interventions, c’était insupportable d’entendre une gamine de cet âge parler de passes en mangeant une glace, de la raccompagner à son foyer et de la voir regarder la télé comme le bébé qu’elle est encore », décrit Renaud Tarrius. « Oui, ce jour-là, je t’ai perdu », sourit Mathilde Rodriguez. Au commencement du dispositif Intermède, Mathilde Rodriguez a passé deux mois sur le terrain, à l’hiver 2022-2023, pour faire un état des lieux. La travailleuse sociale a écumé tous les lieux de passage de Perpignan, en fonction de la météo, a pris des notes « comme un flic des renseignements » sur des attroupements, a remarqué des jeunes filles peu vêtues ou avec plusieurs
téléphones dont un portable dit « de dealer » (un téléphone à touches aux fonctions limitées), a questionné des gardiens d’hôtel, des vigiles de supermarché, des techniciens de surface de la gare… Dans un fichier, elle a consigné leurs dires : « Les passes peuvent se faire dans les toilettes ou sur
les parkings. Elles vont régulièrement aux toilettes pour se changer ou pour se nettoyer. C’est un homme qui connaît très bien la gare, car avant de travailler c’était son lieu d’errance.
Cette mère de trois enfants – ils disent d’elle en riant qu’elle « travaille les putes » – a ensuite interrogé les « dames de La Poste ». A Perpignan, l’expression semble consacrée. Elle évoque ces travailleuses du sexe beaucoup plus âgées qui tiennent le trottoir du rond-point de La Poste, attenant au local d’Intermède. D’après ces spectatrices du ballet automobile des clients, il y aurait beaucoup de mineures, difficiles à repérer, car elles marchent. Elles sont aussi à la gare et sur les sites Internet. Les majeures tentent de protéger les « petites » : « Elles ne veulent pas qu’elles aient la même vie qu’elles », comprend Mathilde Rodriguez.
Scarifications, infections et décompensation
Les membres d’Intermède écoutent les rumeurs de la ville, vérifiées ou fantasmées. Ces dernières semaines, ils ont entendu parler du « banc des putes », des grandes assises de pierre en bas du monument du Castillet. Ils y passent durant leurs maraudes hebdomadaires, au cours desquelles il
faut marcher lentement et regarder les jeunes croisés dans les yeux pour permettre l’« accroche », ce mot récurrent du travailleur social tentant sans cesse de tendre la main à un public pétri de « méfiance institutionnelle » après des années de violences perpétrées par les adultes. Personne au « banc des putes ». Un peu plus loin, la place de l’imposant collège Jean-Moulin est vide. C’est là qu’en octobre 2023 Asma s’apprête à rejoindre un client. « Elle était assise sur les marches avec son bandage à l’avant-bras et là-bas, dans la voiture, il y avait le client qui tambourinait sur la portière d’impatience », se souvient Renaud Tarrius. Son bras est entouré de gaze, car, le midi même, Asma s’est ouvert les veines avec une lame. « Je devais l’emmener
déjeuner à Canet-en-Roussillon [Pyrénées-Orientales], précise Mathilde Rodriguez. La plage, c’est bien pour discuter avec elles. » La travailleuse sociale passe alors chercher Asma, qui ne répond pas. Elle finit par dire à Mathilde qu’elle peut venir dans sa chambre à la condition de ne pas la
juger. A l’intérieur de la pièce, il y a du sang partout.
Mathilde Rodriguez et Renaud Tarrius fréquentent souvent les salles d’attente des hôpitaux. Aux urgences pour soigner les scarifications récurrentes ou les infections sexuellement transmissibles des jeunes filles, en psychiatrie pour contenir leurs décompensations et leurs addictions. Renaud Tarrius a même attrapé la gale, contaminé par l’une d’entre elles. Très exposés, ils continuent pourtant de marcher sans relâche dans les rues de Perpignan. Dans la rue qui remonte vers la gare, c’est la même Asma qu’ils ont croisée une autre fois, accompagnée d’un client âgé. Mathilde Rodriguez l’a plaquée contre le mur : « J’étais fâchée, je lui ai demandé ce qu’elle faisait là, elle m’a répondu que l’homme ne voulait rien, juste lui offrir un
paquet de cigarettes. » Les deux éducateurs empêchent la passe d’avoir lieu et raccompagnent Asma chez sa mère. « Elle m’a ensuite envoyé des messages pour me dire que oui, elle m’avait menti, qu’elle avait besoin d’un cachet et qu’elle était prête à faire ça. » Dans leurs échanges avec les adolescentes, le mot « prostitution » est compliqué à prononcer. Les membres d’Intermède ne se présentent pas comme une brigade sociale de lutte contre l’exploitation sexuelle des mineures, disent plutôt qu’ils travaillent sur les « victimes d’abus sexuels ». Le qualificatif même est un marqueur : quand il devient signifiant, c’est qu’elles sont prêtes à en sortir. Plus elles sont jeunes, plus elles offrent leurs services sexuels aux hommes de leur entourage contre de l’argent, des cigarettes ou une barrette de shit. La professionnalisation intervient vers 16 ans, avec des réseaux plus constitués, l’utilisation de profils sur les réseaux sociaux, « et des descriptifs de prestations dessinés comme ceux des esthéticiennes, sauf qu’à la place des épilations il y a des fellations naturelles [sans préservatif] », dépeint Mathilde Rodriguez.
« Vous êtes l’infirmier d’Emma ? »
Cette nuit de décembre 2023, les voyageurs guettent les derniers trains au départ de la gare. Une jeune fille en errance crie, d’autres semblent attendre un proche, un client. Renaud Tarrius n’en sait rien et s’en amuse : « On s’est mis à voir des prostituées et des consommateurs partout. » Plus loin,
un bâtiment accueille les appartements standardisés loués par des commerciaux pressés. Mathilde Rodriguez s’arrête, désigne une fenêtre. « Cet hôtel, c’est l’histoire de Tess », commence-t-elle. La travailleuse sociale a conservé une capture d’écran de son annonce : « A votre disposition pour vous
faire vivre un moment inoubliable. Je saurais répondre à toutes vos envies et vous rendre accro à un point où vous ressentirez le besoin de revenir encore et toujours », promet le descriptif de Tess, en dessous d’une photo décolletée.
Dans la file d’attente du café qu’elles s’apprêtaient à partager dans la gare, en septembre 2023, Tess n’a rien caché : « Elle m’a tout balancé en criant : “Ma mère t’a dit que je suis une pute, que je me prostitue” et tout le monde s’est retourné dans la queue. » Tess est sous les ordres d’un « loverboy », ces proxénètes qui font tomber amoureuses des adolescentes affectivement carencées pour ensuite les vendre à d’autres. L’homme paye la chambre d’hôtel. Les clients défilent, Tess s’effondre. « On a tenté de l’emmener à l’hôpital psychiatrique. Elle avait vraiment besoin de soins, mais on n’a pas réussi », retrace Renaud Tarrius. Tess s’est enfuie à Lyon, toujours dans la prostitution, pense Mathilde Rodriguez : elle exhibe ses sacs de marque sur le réseau social Snapchat. La maraude continue. Quelques encablures plus bas, Renaud Tarrius passe devant la police municipale. Fin juillet, les agents l’ont appelé : « Vous êtes l’infirmier d’Emma ? Elle nous a donné votre numéro. » Il acquiesce. « Vous pouvez venir ? Elle veut sauter du 5e étage. » Renaud Tarrius s’apprêtait à rentrer chez lui, il rebrousse chemin et tombe sur la jeune femme, qui veut se suicider car son copain conserve tout l’argent de la prostitution. Il parvient à l’apaiser. La pénombre étreint les ruelles du quartier Saint-Jacques de Perpignan, où vit une communauté gitane. Des hommes surveillent les déambulations des étrangers. Un mariage vient de se terminer,
un couple endimanché descend d’une grosse berline. Confettis, coupes de champagne en plastique et un reste de gâteau à la crème écrasé jonchent la nappe en papier d’une table de fortune. Un peu plus loin, un tag mentionne le prénom de Karima (son prénom a été changé), 14 ans, qui a bouleversé Mathilde Rodriguez. Elle a fugué de son foyer pour rejoindre son « copain » dans Saint-Jacques. A chaque fois que les membres d’Intermède la croisent, elle est entourée d’hommes plus âgés, ne sait pas expliquer comment est payé le loyer de l’endroit où elle vit. Elle appelle Mathilde Rodriguez, car elle craint d’être enceinte et semble séquestrée. L’éducatrice hésite : faut-il faire ce qu’ils se sont engagés à ne jamais faire, un signalement au parquet de Perpignan ? La situation agite toute l’équipe. « C’était dur, on parlait d’une gamine de 14 ans, potentiellement enceinte, enfermée. » Finalement, Karima est repartie chez sa mère.
« Entourée de connards »
A la lisière de Saint-Jacques, de jeunes hommes boivent des flashs, ces petites bouteilles d’eau Cristaline remplies de liquide orangé, des vodkas-Red Bull. Ils vibrionnent autour de deux filles comme des guetteurs autour d’un point de deal. L’une d’elles porte une robe courte et n’a que 15 ans. Renaud Tarrius l’identifie tout de suite : c’est Angélique, une adolescente en fugue qui s’est mariée dans le quartier selon la tradition gitane. Tous les indices de la prostitution sont là. Renaud Tarrius la regarde, elle regarde Renaud Tarrius puis son mari, et finit par parler à l’infirmier. L’échange est courtois, surveillé. « J’ai changé de numéro, mon portable était un portable volé, je n’ai pas pu t’écrire pour aller à l’activité boxe », bredouille-t-elle. Renaud Tarrius enregistre son nouveau contact et promet de l’appeler pour qu’ils se revoient.
« C’est horrible de la voir comme ça dans la rue entourée de connards qui profitent d’elle et de rien pouvoir faire », s’émeut l’infirmier. « On ne les sort pas, on n’a aucun objectif de les sortir de la prostitution, sinon on ne dort plus », confirme Carla Daguenet, la psychologue. Les membres d’Intermède s’accrochent à la lumière, aux quelques lueurs citoyennes qui illuminent
leurs trajets nocturnes. Cet autre soir, ils tiennent à nous présenter Patricia Urpi, opticienne dans un magasin du centre-ville. L’équipe vient lui donner des nouvelles du « premier bébé Intermède ». « Elle est toute jolie la petite fille, alors ? », s’enthousiasme la vendeuse. Fille d’une prostituée et d’un alcoolique, l’opticienne a grandi placée en foyer, est devenue reine de beauté puis a réussi à s’insérer. Elle a conservé de son parcours de résilience une grande attention à la précarité des autres. « J’ai observé Mélanie faire des passes pendant plusieurs mois », amorce-telle. Au début, Mélanie est une ado assise devant la vitrine de son magasin qui répand des détritus partout. Patricia Urpi s’en agace : « La poubelle est à 100 mètres. » « Tu fais quoi, là ? » « J’ai
besoin d’argent pour manger, je suis enceinte. » La jeune femme dévoile un ventre arrondi. Patricia Urpi se remémore le manège des « “M. Propre” d’une cinquantaine d’années qui l’abordent et trouvent ça possible d’aller avec une petite jeune enceinte ». Elle note l’arrivée, vers 13 h 30, de Mélanie, qui part deux ou trois fois pendant 40-42 minutes – elle a chronométré – avec des hommes. Un autre jour, elle assiste même à un « flagrant délit » avec le conducteur d’un grand4 × 4 noir et appelle la police municipale, qui contacte Intermède. « J’ai prévenu Mélanie que je n’en pouvais plus de la voir avec tous ces hommes, que je ne voulais pas la punir mais l’aider. » Mathilde Rodriguez et Renaud Tarrius débarquent le lendemain et vont boire un café avec Mélanie. La jeune femme a été expulsée à la suite d’impayés de loyer, n’a prévu qu’une chaise haute pour l’arrivée de son bébé. « Je lui ai dit qu’il fallait absolument qu’on la sécurise, sinon son enfant serait placé », pose Mathilde Rodriguez. Depuis, Mélanie vit dans un foyer mère-enfant avec sa petite fille. Les membres d’Intermède se sont cotisés pour lui faire un cadeau de naissance.
« Ils arrivent après la bataille »
Plus tard, les maraudeurs passent à un événement organisé par des associations de Perpignan pour la lutte contre le VIH. Là-bas, ils croisent Amélie Justine, infirmière au centre gratuit d’information, de dépistage et de diagnostic (Cegidd) du centre hospitalier de la ville. Elle fait partie des vigies qui
orientent des jeunes vers le duo. Souvent, les filles veulent faire des tests de détection des infections sexuellement transmissibles, point d’entrée vers une discussion sur le reste de leur sexualité.
Avant les entretiens, afin d’éviter les questions intrusives, Amélie Justine fait remplir des questionnaires. Elle se rappelle bien cette « gamine de 14 ans qui avait écrit 14 à la question du nombre de partenaires de l’année précédente. Elle avait été filmée en train de faire une fellation par son soi-disant petit copain qui la forçait à faire la même chose à ses potes pour qu’il ne diffuse pas la vidéo ». A ce moment-là, l’infirmière du Cegidd aurait bien aimé pouvoir s’appuyer sur
Intermède, pour l’accompagner et « fracturer l’emprise » des garçons. Selon la soignante, Mathilde Rodriguez et Renaud Tarrius sont « géniaux » : « Ils font papa et maman, ils accordent de l’attention à ces filles pour autre chose que pour leur cul, mais ils arrivent après la bataille », constate-t-elle. Derrière la porte anonyme d’un immeuble coloré du quartier Saint-Mathieu, des enfants se disputent un ballon, des femmes enchaînent les cigarettes, certaines dévorent des crêpes et engloutissent des chocolats chauds débordant de chantilly, à l’ombre d’un grand bonhomme de neige fabriqué en gobelets de carton. C’est un foyer pour femmes battues, qui recueille aussi les victimes de la prostitution quand elles dépassent leur majorité. Audrey Lacour gère ce lieu dans lequel Léna, la jeune femme désormais bloquée à Paris, a séjourné. Léna était venue à Perpignan sans aucun point de chute, seulement pour approcher Nasdas, l’influenceur français au plus grand nombre de followers sur Snapchat, connu pour chroniquer la vie du quartier Saint-Jacques et pour distribuer des billets aux inconnus. « Le soir même de son arrivée au foyer, elle faisait déjà une passe. » Puis plusieurs, comme en témoignent les affaires achetées sur Shein, un site chinois de mode éphémère bon marché, qu’elle étalait sur son lit. « Elle était jeune, immature, ne connaissait que la prostitution comme sexualité ; pour la sortir, on n’y était pas », évoque Audrey Lacour. Cette phrase « on n’y est pas », on l’entendra souvent pendant ces nuits catalanes. Selon ces travailleurs sociaux, il faut accepter que, dans leur matière, l’échec n’existe pas, il ne s’agit pas tant de sauver les jeunes filles que de les accompagner dans « notre normalité, qui n’est plus la leur ».
Audrey Lacour et Mathilde Rodriguez débattent de la trajectoire de Maria, une adolescente pleine de poux qui ne faisait rien pour sa santé. Maria a obtenu une place dans le foyer d’Audrey Lacour. Pour l’aider, une collègue de cette dernière range ses affaires sur l’étagère de la chambre de la jeune fille : insupportable pour Maria, qui disparaît aussitôt, abandonnant tout derrière elle. « Elle était plus habituée à ses gros sacs qu’aux placards, et elle a dû vivre comme une grande violence le service qu’on pensait lui rendre », analyse la gestionnaire du lieu d’accueil. Ce mercredi de décembre, Mathilde emmène les deux jeunes les plus assidus du dispositif à un cours de soin par le cheval, à une vingtaine de kilomètres de Perpignan. Gloria (son prénom a été changé) et Gabriel ont 14 et 16 ans, et rigolent à l’arrière de la voiture de leur envie de se rendre à La Jonquera, haut lieu de la prostitution à la frontière espagnole. « Mais pourquoi vous voulez aller là-bas ? », interroge l’éducatrice. « Ah bah il y a des femmes et les hommes aiment bien », rétorque Gloria, le briquet pour allumer ses cigarettes en suspension dans le soutien-gorge de son décolleté. Ils parlent des nombreux hommes qu’ils fréquentent. « J’ai beaucoup de succès sur le marché », crâne Gabriel. « Moi, avant, j’en avais plein, mais là je sais pas j’ai l’impression d’être à la retraite à 14 ans », répond Gloria. Puis elle montre la fausse carte d’identité qu’elle s’est fabriquée pour passer pour plus âgée : « Depuis [mes] 12 ans je dis que j’ai plus. » Mathilde Rodriguez ne sait pas exactement où en sont les deux adolescents, elle est tributaire de leurs récits, réels ou bravaches. Entre deux interactions avec les chevaux du manège, elle tente un peu de prévention, rappelle qu’ils doivent prendre leurs rendez-vous dans des lieux publics. Souvent, les membres d’Intermède ne peuvent d’ailleurs qu’accompagner la prostitution, tenter d’endiguer les prises de risques, plutôt que de l’interrompre. Ils donnent des conseils très concrets aux jeunes filles. Toujours se localiser sur Snapchat ou auprès d’un tiers, ne pas mettre d’écharpe pour éviter l’étranglement, ni de talons hauts pour pouvoir courir en cas de nécessité de s’échapper, et toujours savoir où est la porte de sortie et vérifier qu’elle n’est pas fermée.
A la fin de la séance, Gabriel et Gloria s’aspergent d’eau comme des enfants. « Ça fait du bien de les voir faire des trucs de leur âge, ce sont des jeunes qui ont vieilli beaucoup trop vite », s’émeut la travailleuse sociale. Le lendemain, Mathilde tentera de sauver ce qu’il reste de la scolarité de Gloria, en l’inscrivant à des cours particuliers : elle ne va plus au collège depuis deux ans. Gabriel, lui, ne veut plus aller à l’école et préférerait travailler au MacDo.« S’il y a une accroche scolaire, il y a une accroche pour sortir de la prostitution », confirme Laure de Boutray, vice-procureure au parquet des mineurs de Perpignan. En deux ans et demi à ce poste,la magistrate a constaté exactement les mêmes lignes de force que les travailleurs sociaux : un volume « énorme » de jeunes filles concernées, une quarantaine au moins, très jeunes en âge, « classiquement autour de 13 ans », des parcours d’assistance éducative et une corrélation presque systématique avec les faits qu’elles ont subis : « La prostitution, c’est surtout un symptôme, dans toutes ces situations, il y a un passé de victime de violences sexuelles. » Pour la vice-procureure, le phénomène reste très difficile à judiciariser, malgré la loi du 21 avril 2021 qui instaure une présomption de non-consentement pour tous les mineurs de moins de 15 ans ayant des rapports avec des adultes. Sur le ressort, peu d’enquêtes sont ouvertes, « environ une tous les trois mois », et elles n’aboutissent pas : les victimes ne parlent pas. « Si on veut des résultats chiffrés, il faut qu’on change de cheval de bataille, déplore Laure de Boutray. Mais c’est révoltant de voir ces rapports de domination sur des jeunes filles si vulnérables. La prostitution des mineures n’est pas une spécialité locale des Pyrénées-Orientales. Le département qui prétend ne pas en avoir, c’est
seulement qu’il n’a pas enquêté. » Un dimanche de mi-décembre, Mathilde Rodriguez s’accroche à ses congés et tente d’ignorer la sonnerie intempestive de son téléphone professionnel. Finalement, elle se résout à répondre. C’est Léna, l’adolescente exploitée à Paris : elle va mal et veut en finir. L’éducatrice appelle le 119, puis les pompiers. La jeune fille part à l’hôpital. « Depuis, elle dit qu’elle va mieux, que ça lui a fait du bien de décharger », se rassure la travailleuse sociale, impatiente que Léna rejoigne Perpignan.
Lorraine de Foucher Perpignan, envoyée spéciale